Bel-Ami au Lucernaire, quand Maupassant devient miroir du monde moderne
Dans la moiteur politique et sociale du Paris de la Troisième République, un homme grimpe. Il séduit, manipule, s’élève. Georges Duroy « Bel-Ami » pour les intimes, n’a ni fortune, ni scrupule, mais il a le charme. Et l’époque, comme la nôtre, récompense ceux qui savent user de l’image.
Depuis juin 2025, Bel-Ami s’incarne avec panache sur la scène du Théâtre du Lucernaire grâce à une adaptation incisive signée Claudie Russo-Pelosi, portée par la Compagnie des Joues Rouges. Une plongée à la fois respectueuse et radicalement contemporaine dans l’univers de Guy de Maupassant, où les apparences triomphent et l’ambition ronge tout.
Une relecture scénique, politique et organique
C’est toute la force de cette adaptation : faire résonner un classique du XIXe siècle avec les enjeux les plus aigus de notre temps. La mise en scène de Claudie Russo-Pelosi choisit de ne jamais surplomber le texte. Au contraire, elle s’y arrime pour mieux en révéler la brutalité moderne : le journalisme comme outil de pouvoir, les femmes comme leviers d’ascension sociale, les corps comme marchandises, l’arrivisme comme unique moteur.
Dans un espace scénique volontairement dépouillé , quelques bancs, des tissus transparents, une vidéo parcimonieuse , la pièce laisse toute la place au verbe, aux corps, aux regards. Le choix d’une narration polyphonique, où certains rôles sont multipliés, crée une dynamique presque chorale. L’effet est puissant : nous sommes à la fois dans une reconstitution du passé et dans une distanciation critique du présent.
La Compagnie des Joues Rouges : le collectif au cœur du projet
Fondée sur un principe d’engagement artistique et collectif, la Compagnie des Joues Rouges déploie ici toute sa puissance expressive. Il ne s’agit pas de « montrer » Bel-Ami, mais de le penser sur scène : de démonter les rouages de son ascension, d’en révéler les violences, les silences, les complicités.
Le travail corporel est remarquable : chaque comédien incarne plusieurs personnages, traverse les genres, les statuts sociaux, les registres de jeu. Cette fluidité dans les rôles fait écho à celle du protagoniste lui-même, qui se glisse d’un monde à l’autre, du lit d’une bourgeoise à la rédaction d’un journal politique.
Le collectif sait faire exister une grande variété de tons : ironie, tendresse, cruauté, sensualité, tragédie. Et toujours, une tension permanente entre la beauté formelle du spectacle et la noirceur de son propos.
Aurélien Raynal, un Bel-Ami glaçant et fascinant
Dans le rôle-titre, Aurélien Raynal incarne un Georges Duroy saisissant de justesse. Sous son apparence charmante, le comédien fait émerger un monstre de vide et d’ambition, un homme façonné par le regard des autres, qui ne désire que pour dominer. Il ne joue pas Bel-Ami : il le fabrique, à la manière de son personnage qui s’invente en permanence.
Autour de lui, les comédiennes brillent par leur intensité et leur précision. Sara Belviso campe une Clotilde de Marelle touchante et piquante, tandis que Clémence Roche livre une Madeleine Walter intellectuellement redoutable, féministe avant l’heure. Hanna Rosenblum, bouleversante Madame Walter, donne à voir la douleur d’un cœur broyé dans un monde d’hommes.
Un théâtre d’idées et de pulsions
La mise en scène, vive et précise, joue sur les ruptures rythmiques, les changements d’échelles et de lumières pour révéler les contrastes du texte. Il y a là quelque chose d’un théâtre épique brechtien, sans jamais verser dans la démonstration : la pièce nous prend par les émotions avant de nous forcer à réfléchir.
Ce Bel-Ami n’est l’histoire d’un homme, celle d’un système. D’un monde où les médias façonnent les carrières, où les relations sont des transactions, où la morale s’efface devant l’efficacité.
Claudie Russo-Pelosi signe un spectacle politique sans slogans, féministe sans posture, contemporain sans gadget. Elle nous tend un miroir, non pas pour nous admirer, mais pour nous interroger.
un Bel-Ami pour aujourd’hui
Au Théâtre du Lucernaire, Bel-Ami devient bien plus qu’un roman naturaliste transposé sur scène. C’est une lecture mordante de notre société à travers les mots de Maupassant, sublimée par la direction rigoureuse et sensible d’une metteuse en scène qui connaît la puissance du collectif.
La Compagnie des Joues Rouges signe ici une de ses propositions les plus ambitieuses : un spectacle dense, intelligemment écrit, brillamment interprété, qui bouscule autant qu’il captive. À voir absolument.
Mise en scène et adaptation Claudie Russo-Pelosi
Mercredi > samedi 20h30 | Dimanche 17h
L’équipe artistique
Mise en scène et adaptation Claudie Russo-Pelosi
Avec Aurélien Raynal, Sara Belviso ou Coline Girard-Carillo, Aymeric Haumont ou Thomas Lefrançois, Clémence Roche ou Emma Laurent, Adrien Grassard ou Guy de Tonquédec, Hanna Rosenblum ou Julie Bordas, Sophie Condette ou Messaline Paillet
Production Les Joues Rouges
Tarifs
10 € Moins de 26 ans
16 € Tarif réduit (bénéficiaires du RSA, demandeurs d’emploi, intermittents du spectacle, public en situation de handicap, carte d’abonnement Lucernaire)
26 € Sénior (plus de 65 ans)
32 € Plein tarif
53 rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris
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